Les sources médicales du Liber glossarum

Anne Grondeux

Université Paris Cité and Université Sorbonne Nouvelle, CNRS,

Laboratoire d'histoire des théories linguistiques, F-75013 Paris, France

1. Présentation

Lors de l’édition Lindsay 1926, certaines sections avaient été éditées à part, dont les gloses médicales, prises en charge par J. L. Heiberg (Heiberg 1924). En s’appuyant sur les manuscrits L et P du LG, il a donné l’édition d’environ 550 gloses à caractères médical au sens large, allant de l’anatomo-pathologie à la botanique. En note, Heiberg a fourni des sources ou des parallèles pour 213 d’entre elles, en se référant à cinq publications explicitées dans le bref index des sigles donnés en tête de son édition :

Dynam.

A. Mai, Dynamidiorum libri duo, Classicorum auctorum a Vaticanis codd. Editorum, VII, 397-463.

Orib.

Oribasii medici De simplicibus libri quinque, Argentorati 1533, 122-245.

Escul.

Esculapii medici uetustiss. De morborum, infirmitatum passionumque corporis humani origine, descriptionibus et cura lib. unus (in eadem editione Argentoratensi).

Rose

Anecdota Graeca et Graecolatina II (Berolini 1870), 131-160.

Goetz

CGL III, 506 sq.

La publication de Heiberg a été aussitôt signalée et commentée, puisqu’elle donnait pour la première fois accès à une masse considérable de gloses médicales entièrement nouvelles. Dès 1924, Henri Goelzer en donne un premier compte-rendu dans la revue ALMA (Goelzer 1924). Trois ans plus tard, paraît un second compte-rendu dans la même revue, cette fois par Ch. Jourdan (Jourdan 1927). Le premier compte-rendu, rédigé par un philologue membre de l’UAI comme Heiberg, se concentre sur les faits de langue, alors que le second commence le long travail de comblement des lacunes de l’édition princeps, en relevant que si Heiberg a bien signalé comme source du LG le Liber Esculapii il a en revanche omis son corollaire, le Liber Aurelii, dont Jourdan donne de nombreux extraits pour appuyer son propos. Après une longue période sans guère de progrès sur la question, il faut aujourd’hui saluer les travaux d’Arsenio Ferraces Rodriguez (pour la botanique) et KD Fischer (pour la pathologie), qui ont renouvelé le domaine. Fischer a en particulier montré qu’à Esculape et Aurelius devaient être ajoutés les deux livres de l’Ad Glauconem de Galien ainsi que le Liber tertius pseudépigraphe, tandis que Ferraces Rodriguez a pu démontrer que le LG mais aussi les Étymologies d’Isidore s’appuyaient sur des traductions latines perdues de Dioscoride, De materia medica, et sur le De natura hominis hippocratique.

2. Les tags des entrées

Les entrées médicales du LG relèvent de trois catégories principales : l’anatomo-pathologie, la botanique, le régime et la thérapeutique. Les domaines se répartissent comme suit : 261 entrées d’anatomo-pathologie, 260 entrées de botanique, et une trentaine d’entrées de régime et pharmacopée. Parmi les tags médicaux, Galien est, avec ses 207 occurrences, l’auteur médical le plus souvent cité dans le LG, sous la forme d’un génitif Galeni (sept fois seulement Galieni). Galien est suivi, pour la fréquence, par la mention d’un recueil intitulé Libri medicinales, mentionné à cinquante reprises ; le tag qui y renvoie est Ex libris medicinalibus, à l’exception de trois entrées qui l’abrègent en Ex medicinalibus (ST358 Strignos, VI234 Viola, VI385 Viscum) et de l’entrée PA205 porteuse du tag De libris medicinalibus. Vient ensuite Hippocrate avec ses 46 mentions. Ces trois « sources » principales sont suivies par Isidore (22 extraits qui paraissent combinés à un passage médical, j’y reviendrai), par quatre mentions de Pandecti medici (s’agit-il d’un autre recueil que les Libri medicinales ? ou du même sous un autre nom ?), par deux tags erronés renvoyant à Cicéron, par un tag De glosis, par un tag Ambrosi (il s’agit d’un tag partiel : l’entrée AL129 cumule un extrait isidorien, un extrait ambrosien, un passage des Dynamidia), par un tag De glosis et Galeni (cas inverse de compilation explicite et seul exemple de tag composite en médecine), par un tag enfin renvoyant à un traité d’Oxeapatici. On relève en outre 55 entrées sans tag, où l’on retrouve sous forme anonyme les principales catégories vues ci-dessus.

Auteur

Tag

nombre

commentaires

Galien

Galeni, Galieni, Paleni

207

L’auteur médical le plus souvent cité dans le LG

Livres de médecine

Ex (De) libris medicinalibus

50

1 en G = GI47 Git, les 49 autres en P, S, T, V

Hippocrate

Yp(p)ocratis, Ip(p)ocratis

46

Isidore

Esidori, Ysidori

22

il s’agit toujours d’extraits isidoriens qui paraissent combinés à un passage médical, cf. infra

Livres de médecine

Pandecti medici

4

Cicéron

Ciceronis

2

en AL54, on a visiblement affaire à un glissement de tag, qui aurait dû aller sur AL55 ; en CV14 en revanche, cette explication ne fonctionne pas

Glossaires

De glosis

1

il peut s’agir de glossaires qui ont déjà assimilé des termes médicaux : dans ce cas, on pourrait alors en supposer beaucoup d’autres, comme De glosis VL46 CE342 BA21 etc.

Ambroise

Ambrosi ex libro exameron

1

il s’agit d’un tag partiel : l’entrée AL129 cumule un extrait isidorien, un extrait ambrosien, un passage des Dynamidia

Glossaires et Galien

De glosis et Galeni

1

cas inverse de compilation explicite - seul exemple de tag composite en médecine

Aurelius

Oxeapatici

1

(sans tag)

55

on y retrouve les principales catégories vues ci-dessus

Au-delà des tags, les sources du LG sont d’une part protéiformes et d’autre part intrinsèquement liées à celles d’Isidore de Séville. On y retrouve d’un côté de très nombreux parallèles littéraux avec les classiques de la botanique que sont le De uirtutes herbarum, le De erbis Galeni (une liste de plantes et de leurs propriétés qui figure, entre autres, dans le ms Saint-Gall 762, f. 72-137, sous le titre De erbas Galieni et Apollei et Ciceronis), plus rarement les Dynamidia (dans leur version δ éditée par A. Mai) et le Pseudo Apulée, qui suggèrent l’utilisation de cette traduction latine perdue de Dioscoride dont A. Ferraces Rodriguez a démontré l’existence, et de l’autre Galien et le Liber tertius, Aurelius, Esculape pour l’anatomo-pathologie (voir pour la circulation de plusieurs de ces œuvres en corpus dans les mss, Beccaria et Fischer).

Le doublonnage est un phénomène qui affecte très largement le LG, et qui a plusieurs origines : une même fiche de départ peut figurer sous son état originel, doublé par une primo-rédaction isidorienne et/ou la rédaction isidorienne définitive, générant ainsi un vrai doublon ou un triplon au sens strict, puisqu’un dépouillement unique se trouve démultiplié, en sorte qu’on aura une « notice-mère » et ses « filles ». Autre possibilité, le dépouillement de plusieurs œuvres qui aboutit à des fiches concurrentes, ou « sœurs » - en général, seule l’une d’entre elles génère une ou deux rédactions isidoriennes. Autre possibilité, la division d’un extrait, en raison de sa longueur, en deux notices qui vont générer deux entrées distinctes.

Là encore, la médecine ne fait pas exception, et l’on observe dans le relevé de Heiberg un nombre particulièrement élevé de doublons, triplons, quadruplons et même quintuplons, un nombre qui doit encore être revu à la hausse par l’ajout éventuel des notices concurrentes d’Isidore. La pathologie est particulièrement affectée par ce phénomène, loin devant la botanique. On a ainsi cinq entrées Peripleumonia, dont deux issues des Étymologies, cinq entrées Sinanches dont une d’Isidore, etc. Ces répétitions trahissent le recours à des sources multiples et hétérogènes, qui sont de trois types : des extraits authentiquement médicaux / l’encyclopédie isidorienne / des glossaires.

3. Points particuliers

3.1. La médecine isidorienne

Parmi toutes les entrées médicales qui présentent un tag isidorien, on peut déjà mettre à l’écart l’entrée DI211 Dieta, dont le tag Esidori se rapporte plus vraisemblablement à DI211a, qui reflète mieux le texte isidorien. On peut aussi éliminer CE211 Celidonia, car le tag aurait dû aller sur CE212 où se trouve l’extrait isidorien attendu.

3.2. Les « combinaisons »

Les entrées restantes ont à première vue des allures de « combinaisons » entre Isidore et un extrait médical, et adoptent toutes, quand il s’agit de botanique, une forme identique, à savoir une définition, commune avec Isidore, et certaines des propriétés thérapeutiques de la plante. Cette partie est généralement un calque du De uirtutes herbarum ou du De herbis Galeni. Quelques-uns de ces « montages » concernent aussi la pathologie, comme RA282 Raucedo, qui intéressante pour le sens du transfert textuel :

RA282

Parallèles

Esidori : Raucedo amputatio uocis. Hec et arterias his, eo quod uocem raucam et clausam reddat.

(Isid. etym. 4, 7, 14)

Raucedo amputatio uocis. Haec et arteriasis , eo quod uocem raucam et clausam reddat .

Deuilitatur autem uox aut per clamorem nimium aut pro frigdorem ; febrium fauces inaspericant, et exinde uox rauca efficitur ; aliquibus ex catarro in pulmonem percutiens; his cum tussim ueniet leuis solutio uocis, hoc est raucedinis ; si autem sine tussim raucedo fuerit, tarde digeritur, ut clara uox reddatur aliquibus et recenter frigidus bibendo contingit.

(Escul. 8) debilitatur autem uox aut per clamorem nimium aut per frigdorem; febri fauces inaspericant, et exinde uox rauca efficitur ; aliquibus ex catarro in pulmonem percutiet; bis cum tussi ueniet leuis solutio uocis, hoc est raucedo; si autem sine tussi raucedo fuerit, tarde digeritur, ut clara uox reddatur aliquibus et recentes frigidas bibendo contingit.

L’habillage isidorien traditionnel vient justifier la forme du mot, mais ne fait pas sens : l’extinction de voix ne provient pas d’un problème artères (pluriel) mais d’un problème trachée artère (singulier) : pour compléter correctement le texte elliptique de la source, il aurait fallu le singulier arteriae et nom le pluriel arteriarum.

3.3. Les entrées vides des Étymologies

On se reportera à l’introduction au Livre XVII par J. André (1981) : « Que dire des entrées dépourvues de notices ? Doit-on les considérer comme le signe d’une perte de transmission ou au contraire comme l’indication d’une absence destinée à être comblée ultérieurement, c’est-à-dire comme une trace d’inachèvement de l’ouvrage ? … le nombre de ces entrées est de 28. La comparaison avec les deux livres analogues traitant des règnes animal (12) et minéral (16) est intéressante. Le livre 16 ne présente aucune entrée isolée ; le livre 12, cinq seulement, dont trois au moins sont le fait d’omissions. Le livre 17 paraît donc isolé sur ce point. » J. André a eu l’heureuse idée d’aller solliciter les manuscrits des Étymologies : « Certains copistes en ont conclu à une défaillance de la transmission et ont laissé des blancs. C’est le cas de la tradition espagnole (moins le Toletanus 15, 8), à onze reprises, et du Bernensis 101, à cinq reprises. Le copiste du Toletanus a cherché à combler les lacunes, mais on ne saurait tenir son texte pour le représentant du texte original. C’est tantôt par l’adjonction d’un synonyme tiré probablement d’un glossaire, tantôt par une explication banale du type colosia nomen herbae, tantôt encore par une confusion stupide. Aucune de ses additions n’est à retenir ». (J. André donne en notes un échantillon de ces additions)

Si la toute tradition espagnole soit maintient des espaces blancs soit les comble, c’est que les blancs remontent à son modèle commun ; on observera aussi la proximité de comportement entre le ms T et le LG.

Au-delà de ces entrées isolées, privées de définition, on relève aussi le passage Etym. 17, 6, 4 : « Faselum autem et cicer Graeca nomina sunt. Sed faselum », après quoi la phrase s’interrompt brutalement. Or cette séquence correspond littéralement au début de l’entrée FA468 du LG. Le tag Yppocratis du LG ne doit pas faire totalement illusion car il est évident que la compilation médicale ne devait pas être très intéressée par l’origine grecque supposée des termes faselum et cicer. Sous un tag médical, l’entrée se présente donc exactement comme les entrées qui paraissent combiner un extrait isidorien et un extrait médical : on a donc le sentiment qu’Isidore (ou un amanuensis de son atelier) a commencé à copier la notice composite qui lui avait été préparée, puis s’est interrompu en réalisant que son développement, les propriétés thérapeutiques des deux plantes, ne l’intéressaient pas. Ceci vient conforter l’hypothèse que les « combinaisons » soient en réalité des notices tronquées par Isidore au moment de leur utilisation dans les Etymologies.

3.4. Cassiodore

L’influence cassiodorienne est visible dans la proximité des sources médicales et des recommandations de lectures médicales faites par Cassiodore dans ses Institutiones 1, 31, 2, ed. Mynors 1961) : Quod si uobis non fuerit Graecarum litterarum nota facundia, in primis habetis Herbarium Dioscoridis, qui herbas agrorum mirabili proprietate disseruit atque depinxit. Post haec legite Hippocratem atque Galienum Latina lingua conuersos, id est Tharapeutica (sic) Galieni ad philosophum Glauconem destinata, et anonymum quendam, qui ex diuersis auctoribus probatur esse collectus. Deinde Caeli Aureli de Medicina et Hippocratis de Herbis et Curis diuersosque alios medendi arte compositos, quos uobis in bibliothecae nostrae sinibus reconditos Deo auxiliante dereliqui.

Références bibliographiques

André 1981 = Isidore de Séville, Étymologies. Livre XVII, De l'agriculture ; texte établi, traduit et commenté par Jacques André, Paris, Belles Lettres, 1981.

Ferraces Rodriguez 1998 = Ferraces Rodríguez, A., « Notas para la difusión altomedieval de una traducción latina de Dioscórides », Actas del II Congreso Hispánico de Latín Medieval (León, 11-14 de noviembre de 1997), Vol. I, León, 1998, 471-481.

Ferraces Rodriguez 2005 = Ferraces Rodríguez, A., « Aspectos léxicos del Libro IV de las Etimologías de Isidoro de Sevilla en manuscritos médicos altomedievales », in Arsenio Ferraces Rodríguez (éd.), Isidorus medicus. Isidoro de Sevilla y los textos de medicina, A Coruña, 2005 (Universidade da Coruña, Monografías 113), 95-128.

Ferraces Rodriguez 2007 = Ferraces Rodríguez, A., « Fragmentos de la antigua traducción latina del De natura hominis hipocrático en textos médicos tardoantiguos », Galenos. Rivista di filologia dei testi medici antichi 1 (2007), 137-147.

Ferraces Rodriguez 2009 = Ferraces Rodríguez, A., « Las fuentes y sus implicaciones en el estudio léxico: Isidoro de Sevilla, Etym. 17,9,2 y Liber Glossarum s. v. ‘Malabatron’ », Exemplaria Classica 13 (2009), 153-167.

Fischer 2003 = Fischer, Klaus-Dietrich (éd.), « Galeni qui fertur ad Glauconem liber tertius ad fidem codicis Vindocinensis 109 », in Ivan Garofalo et Amneris Roselli (éd.), Galenismo e medicina tardoantica fonti greche, latine e arabe. Certosa di Pontignano (9-10, IX, 2002), Napoli, Istituto Universitario Orientale, 2003. (Annali dell'istituto universitario orientale di Napoli, quaderni 7), 281-346.

Goelzer 1924 = Goelzer, H. «Det Kgl. Danske Videnskabernes Selskab. (Historisk-filologiske Meddelelser IX, 1). Glossae Medicinales, edidit J . L . Heiberg (Copenhague, 1924)», Archivum Latinitatis Medii Aevi 1 (1924), 124-126.

Heiberg 1924 = Heiberg, J. L., Glossae medicinales, edidit J.L.H., København, 1924 (Det Kgl. Danske Videnskabernes Selskab., Historisk-filologiske Meddelelser. IX,1).

Jourdan 1927 = Jourdan, P., « A propos des Glossae medicinales », Archivum latinitatis medii aevi 3 (1927), 121-128.